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Iznik en pays Glazik !

Quelle ne fut pas ma surprise, quand, visitant au printemps dernier le joli Musée de la Faïence de Quimper, je tombe nez à nez avec cette incroyable tête de Turc, digne d'un portrait du Grand Mamamouchi !

Plat au Turc (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)

Sortant de mes presque cinq années comme assistante au sein de la Galerie Alexis Renard à Paris, et partie vivre une autre vie à Quimper, je n'imaginais pas être aussi vite rappelée à ma spécialité parisienne !


L'orientalisme


De la seconde moitié du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, l'activité des faïenceries de Quimper était intense, et de nombreux artistes collaboraient avec les manufactures. C'est une période où divers styles sont élaborés, des bretonneries un peu classiques à un style résolument moderne avec les Seiz Breur (voir billet précédent). C'est aussi l'époque où les faïenceries de Quimper se lancent dans l'orientalisme, c'est-à-dire des objets réalisés en Occident dans le goût de l'Orient.

En bon connaisseur des productions de Théodore Deck, ancien directeur de la Manufacture de Sèvres, notamment célèbre pour ses réinterprétations en céramique des bassins mamelouks des XIVe - XVe siècles, je situai la production des faïenceries de Quimper tout de suite dans la période orientaliste qui a atteint son apogée en France dans la seconde moitié du XIXe siècle.


En fait, cette production orientaliste quimpéroise a continué encore longtemps, jusque dans les années 1930. L'une des explications que m'a gentiment donnée Monsieur Bernard Verlingue, le directeur du Musée de la Faïence de Quimper, est que les antiquaires parisiens de l'époque n'arrivaient pas à faire face à une demande croissante de leur clientèle pour des pièces venues d'Orient. Ils ont donc demandé aux faïenceries alors reconnues dans la France entière de fabriquer des pièces dans "le goût de l'Orient".



Les modèles : copies de copies, copies, réinterprétations et doux mélanges


Le plus bel exemple de bassin mamelouk en métal gravé, incrusté et martelé, c'est bien sûr le bassin dit "baptistère de Saint-Louis", daté du XIVe siècle et conservé au Département des Arts de l'Islam au Musée du Louvre à Paris.


Théodore Deck s'est inspiré de ce genre de pièces, datées entre le XIVe et le XVe siècle, pour réaliser, cinq siècles plus tard, des bassins en faïence à une époque où l'on se redécouvre une passion pour l'Orient.


Bassin de style mamelouk au nom de Muhammad Ibn Qala’oun (Photo. Galerie Alexis Renard, Paris)


Ce bassin de Théodore Deck (1823-1891) est l'une des premières pièces sur lesquelles j'ai travaillé en arrivant à la Galerie Alexis Renard. Publié dans le catalogue de la galerie XXVIe Biennale des Antiquaires en 2012, il a été acquis par le Musée Ariana et on peut désormais le voir ... à Genève !


Vase réalisé à Quimper par Pierre Soudanne (Photo. Musée de la Faïence, Quimper)

Alors quand j'ai vu dans la vitrine du Musée de la Faïence de Quimper ce joli vase réalisé dans les années 1920 par Pierre Soudanne pour la Manufacture HB à Quimper, présenté lors de l'Exposition Coloniale en 1931, et dont la pseudo-calligraphie du col m'a fait évidemment penser à mon bassin de Deck, je n'ai pas pu m'empêcher de me poser une question: quelles étaient les références, dont disposaient sur place, à Quimper, au début du XXe siècle, les artistes des faïenceries pour réaliser leurs productions orientalistes ?


Assiette dans le style Iznik par Théodore Deck (Photo. Archives des ventes aux enchères passées, Musée de la Faïence de Quimper)

Assiette dans le style Iznik réalisée à Quimper par Pierre Soudanne (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


Les productions de Théodore Deck étaient bien connues des faïenciers et il n'était donc pas rare qu'ils s'en inspirent, oubliant peut-être les assiettes Iznik des XVIe et XVIIe qui sont les modèles d'origine ... comme le montrent les deux pièces ci-dessus, l'une réalisée par Deck au XIXe siècle, l'autre par Pierre Soudanne pour HB dans les années 1920 et exposée elle aussi lors de l'Exposition Coloniale de 1931.


De plus, d'autres faïenceries ont suivi le mouvement orientaliste. C'est le cas des faïenceries du Nord de la France (Desvres, Hesdin) qui ont édité des plats ornés de cavaliers "orientaux" dont le modèle a lui-même inspiré les faïenciers quimpérois, comme le montrent les deux assiettes ci-dessous.

Plat au cavalier oriental, Nord de la France, XIXe siècle


Assiette au cavalier oriental réalisée à Quimper, elle-même inspirée des faïences du Nord de la France (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


On ne sait pas si les artistes disposaient dans les ateliers quimpérois de pièces islamiques originales ou de fragments, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils avaient sous les yeux une série d'ouvrages avec de belles planches reproduisant des céramiques perses des XIe - XIIIe siècles, ottomanes d'Iznik des XVIe-XVIIe siècles, hispano-mauresques des XVe - XVe siècles et bien d'autres.

L'un de ces ouvrages reproduit même certaines pièces islamiques faisant partie de collections privées et qui seront par la suite offertes au Musée du Louvre où l'on peut les voir aujourd'hui !

Ces ouvrages font désormais partie de la bibliothèque du Musée de la Faïence de Quimper et sont consultables sur rendez-vous.


Les artistes pouvaient alors y trouver des modèles à copier ou à réinterpréter.


La série d'assiettes qui suit montre une production des faïenceries quimpéroises à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, très proche des modèles originaux réalisés à Iznik aux XVIe et XVIIe siècles.


Sur cette assiette réalisée à Quimper, on retrouve les motifs classiques de la céramique Iznik : lèvres de Bouddha ou rayures de tigre, cintamani, vagues et rochers ou nuages tchi ... des motifs eux-mêmes inspirés des céramiques chinoises ... hahaha ! (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


Sur ce beau plat réalisé à Quimper par Émile Poulain dans les années 1920 (Photo. Musée de la Faïence de Quimper) on retrouve le motif classique de la feuille saz que l'on rencontre très fréquemment dans les productions originales d'Iznik, comme par exemple sur le plat ci-dessous appartenant à la Galerie Alexis Renard et daté vers 1600.


Plat Iznik, vers 1600 (Photo. Galerie Alexis Renard)



Enfin, sur cette assiette réalisée à Quimper dans les années 1870-80 et où apparaît pour la première fois la signature HB (Photo. Musée de la Faïence de Quimper), on retrouve les décors animaliers typiques des productions d'Iznik du XVIIe siècle, comme on le voit sur l'assiette ci-dessous conservée au Musée du Louvre.


Assiette Iznik du XVIIe siècle, Musée du Louvre, Paris



Les faïenciers quimpérois n'ont pas été influencés que par le style des productions ottomanes d'Iznik. Ils ont puisé leur inspiration partout en Orient.


Ils reprennent motifs ou techniques, par exemple la technique du lustre métallique, qui consiste à mélanger des oxydes métalliques à l'engobe pour donner un aspect brillant aux céramiques.

Cette technique servait à palier l'interdit qui existait dans l'Islam de manger dans de la vaisselle en métal.

On trouve l'utilisation de cette technique dans les productions iraniennes dès le Moyen-Âge et sous les Safavides, mais aussi dans les productions hispano-mauresques.


Assiette au paon réalisée à Quimper dans le goût des céramiques à lustre métallique (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


Ces trois assiettes à décor de paon ont été réalisées à Quimper en faisant référence à cette technique du lustre métallique, deux sont dans le goût hispano-mauresque, une autre dans le goût perse.


La référence à l'Orient se fait aussi en reprenant le motif de l'oiseau, et particulièrement du paon, un motif extrêmement présent dans l'art oriental en général. Les ocelles de paon sont par exemple un symbole lié au sultan dans le monde ottoman.


Ce qui est très amusant, c'est que le paon est aussi particulièrement représenté dans les broderies des costumes traditionnels bigoudens de la région de Pont L'Abbé. J'imagine que les faïenciers de l'époque étaient d'autant plus sensibles à ce motif qu'ils l'avaient régulièrement sous les yeux dans leur propre quotidien ! D'ailleurs, tout le marli du plat ci-dessus est directement inspiré des broderies que l'on trouve sur les habits bretons ... sacré mélange !


Assiette au paon dans le goût des céramiques à lustre métallique réalisée à Quimper pour l'Exposition Coloniale en 1931 (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


Détail d'une assiette au paon réalisée à Quimper dans le goût des céramiques hispano-mauresques


Détail des broderies à motif de plumes de paon d'un costume de cérémonie du pays bigouden (Pont-L'Abbé et ses environs) exposé au Musée Départemental Breton de Quimper et daté vers 1880-1890

Le motif du cavalier a aussi particulièrement inspiré nos faïenciers quimpérois. Très ancien, on le trouve très tôt dans les productions d'Iran, comme sur la coupe ci-dessous.


Reproduction d'une coupe à décor de cavalier, Iran, XIIIe siècle. Cette planche fait partie des ouvrages dont disposaient les faïenciers de Quimper comme source d'inspiration. Elle est tirée du recueil de Maurice Pézard intitulé La Céramique archaïque de l'Islam et ses origines, publié en 1920. (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)



Assiette au cavalier dans le goût des céramiques à lustre métallique réalisée à Quimper par Émile Poulain pour l'Exposition Coloniale en 1931 (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


Sur l'assiette ci-dessus, la technique est inspirée de celle des lustres métalliques iraniens, le chapeau du personnage évoque les chapeaux afghans, et la maladresse du dessin évoque les formes parfois stylisées que l'on trouve dans les céramiques orientales en général. C'est un doux mélange, car les peintres de chez HB à Quimper puisaient aussi leur inspiration dans le Grand Larousse Universel pour réaliser ensuite leurs propres créations.


Ce motif a été décliné dans d'autres couleurs, comme l'assiette ci-dessous à décor bleu-blanc.


Assiette au cavalier à décor bleu-blanc réalisée à Quimper par Émile Poulain pour l'Exposition Coloniale en 1931 (Photo. Musée de la Faïence de Quimper)


Le choix d'un décor bleu-blanc évoque cette fois les productions iraniennes safavides du XVIIe siècle, qui étaient elles-mêmes inspirées, voire copiées pour tromper, des céramiques chinoises.

C'est le cas du superbe plat du XVIIe siècle, appartenant à la Galerie Alexis Renard. Le décor bleu-blanc en compartiments évoque les décors extrême-orientaux et l'artiste iranien ou turc a même poussé l'effort jusqu'à imiter un pseudo idéogramme chinois au dos de la pièce en guise de signature.


Grand plat safavide ou ottoman, Iran ou Turquie, XVIIe siècle (Photo. Galerie Alexis Renard, Paris)


Dos du grand plat safavide ou ottoman, Iran ou Turquie, XVIIe siècle, où l'on voit la pseudo marque chinoise (Photo. Galerie Alexis Renard, Paris)


A Quimper, on connaît bien ces productions, et leurs copies réalisées dans les faïenceries d'Europe du Nord, et les faïenciers s'en inspirent également, comme en témoigne l'assiette ci-dessous, réalisée probablement dans les années 1930. Par contre, ici l'artiste n'a pas cherché à reproduire une quelconque marque chinoise au dos de sa création !


Assiette réalisée à Quimper dans le goût des céramiques à décor blanc-bleu safavides (Photo. collection privée)


Dos de l'assiette réalisée à Quimper dans le goût des céramiques à décor bleu-blanc safavides (Photo. collection privée)



J'espère que ce petit billet vous aura fait voyager. Comme quoi, un simple plat peut vous emmener de la Chine à Quimper, en passant par l'Iran, le salon d'un amateur éclairé du XIXe siècle ou le Nord de la France !

C'est la beauté de L'esprit des formes, pour reprendre le titre du bel ouvrage d'Elie Faure.




Pour aller plus loin :


Le site internet et le fond documentaire du Musée de la Faïence de Quimper :


Le précieux recueil de Maurice Pézard intitulé La Céramique archaïque de l'Islam et ses origines, publié en 1920, consultable sur rendez-vous au Musée de la Faïence de Quimper.


Je remercie Monsieur Bernard Verlingue, Directeur du Musée de la Faïence, qui m'a gentiment accueillie et informée sur cette production si exotique !


Le site internet et les catalogues de la Galerie Alexis Renard à Paris, où j'ai été assistante de 2012 à 2017 :


Je remercie Monsieur Alexis Renard de m'avoir laissée publier les photographies des objets de la Galerie Alexis Renard.

La base Atlas du Musée du Louvre :



Des remarques, des informations complémentaires, des corrections ? Écrivez-moi !




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