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Quimper, le nouveau Brooklyn - Article


Cela fait maintenant plus d'un an que je souhaite écrire ce billet. Peut-être fallait-il que je quitte Quimper pour le faire. Peut-être fallait-il que je croise l'artiste JR au sein de sa rétrospective au Musée de Brooklyn à New York. Peut-être me fallait-il tout simplement un peu de temps !


Dans tous les cas, je pense qu'il est grand temps de reprendre la plume, et je suis heureuse que ce petit billet soit l'occasion pour moi de me balader à nouveau dans les rues de la jolie ville de Quimper, que j'ai quittée il y a maintenant trois mois, pour une autre jolie ville, celle de Périgueux.

Étude pour Les portes de Demeter, Ernest Pignon-Ernest

(Photo. Musée des Beaux-Arts de Quimper)



Tout est parti de ce projet initié par le Musée des Beaux-Arts de Quimper à l'occasion du dépôt, par un particulier, d'une oeuvre d'Ernest Pignon-Ernest, artiste de street art connu et reconnu.

Fabienne Ruellan, la médiatrice du musée, m'a demandé de construire une visite pour faire le lien entre le musée, la ville, et cette oeuvre de street art qui intégrait les collections. Cette visite serait réalisée dans le cadre d'un PEL (Projet Educatif Local) destiné à faire travailler les élèves de deux classes (CM1 - CM2) d'une école primaire de la ville pendant toute une année sur un thème particulier. Pour le musée, c'était également l'occasion de continuer sa politique de "Musée hors les Murs", dans laquelle l'institution est fortement impliquée.


Avec mon enthousiasme légendaire, vous pensez bien que j'ai tout de suite accroché ! Puis est venu le temps de la réflexion, avec tous les problèmes que ce genre de sujet pouvait poser : évoquer le bien commun, l'espace public, parler d'art, de respect, d'autorisation, oui, mais aussi d'interdit, de dégradation, de vandalisme ... ! C'était passionnant !


Parce que si, aujourd'hui, le street art est généralement entré dans les moeurs, et que plusieurs villes lui dédient des visites guidées, des conférences, des cartes interactives ... cela n'est pas encore le cas partout. Et lorsque l'on évoque ce sujet, on parle autant des fresques et oeuvres commandées par les institutions que des ouvrages interdits ... bref, un sujet brûlant et intéressant !


Dans ce projet, les élèves travaillaient en parallèle avec Sylvie Anat, plasticienne, à la réalisation d'oeil(s) monumentaux en peinture sur papier, tirés des peintures du Musée des Beaux-Arts, réinterprétés, et encollés ensuite dans divers endroits du quartier de Penhars. Cette idée était inspirée par le travail de l'impressionnant artiste de street art qu'est JR qui a pour habitude d'encoller sur les murs des villes des photographies d'yeux grandeur-nature.


Réalisation d'un oeil monumental

à partir d'une oeuvre du Musée des Beaux-Arts de Quimper

(Photo. Sylvie Anat)

Encollage des "oeils" monumentaux dans le quartier de Penhars

(Photo. Sylvie Anat)



C'est ainsi qu'est né le projet si bien nommé de "Pen'eyes", mot qui liait génialement ensemble le nom du quartier quimpérois de Penhars, "pen" signifiant "la pointe" en breton, et l'acte créateur en général, "pen" signifiant "le crayon" en anglais.

"Pen'eyes", ce sont les yeux de Penhars, les crayons des écoliers de Penhars.


Encollage des "oeils" monumentaux dans le quartier de Penhars

(Photo. Sylvie Anat)

On m'a donc demandé de créer deux visites : une première sur les liens artistiques entre le musée et la rue, une deuxième présentant une sélection d'oeil(s) dans les tableaux du musée, à partir desquels les élèves pourraient travailler avec Sylvie Anat en atelier avant de les encoller dans la rue.


"Street art" signifiant "art de la rue", j'ai choisi d'étendre le sujet à "art des rues", "art dans la rue", "la rue dans le musée", "le musée dans la rue".


Le street art est né aux Etats-Unis. Et pourtant, en partant du Musée des Beaux-Arts de Quimper, et du centre historique de cette petite ville européenne, on revient aux sources, on fait le voyage à l'envers, et l'on se rend compte que l'idée d'art de rue n'est pas si neuve que cela, et a démarré bien avant les années 1980 aux USA ...


Ce billet est destiné à vous livrer cette visite, que j'aurais aimé faire partager ensuite à un plus large public, ce qui, malheureusement, n'a jamais pu se faire.


J'ai choisi de construire ma visite en deux temps : une première partie dans le musée, pour étudier les liens entre la rue et les artistes, puis une promenade dans les rues de Quimper, à la recherche d'une définition du street art et des enjeux de cette forme d'expression.


Les élèves devant L'Oie de Paul Gauguin (1889)

(Photo. Musée des Beaux-Arts de Quimper)

Nous commençons donc la visite à l'intérieur du Musée des Beaux-Arts de Quimper, où je mets les enfants face à L'Oie de Paul Gauguin.

Cette oeuvre pose d'abord la question du support, essentielle quand on parlera ensuite du street art.

Depuis des siècles, les peintres peignent sur des toiles, du bois ou sur les murs.

L'oie de Gauguin, peinte en détrempe sur plâtre, n'était pas au départ un petit rectangle encadré, exposé sur un mur de musée. Elle était peinte sur le mur de la salle à manger de l'auberge de Marie Henri au Pouldu, qui a accueilli Gauguin et ses amis en hiver 1889. Ainsi, je voulais d'abord montrer que peindre sur les murs ne datait pas d'aujourd'hui !


Avec cette oeuvre, on aborde également tout de suite la question du droit, de l'autorisation et de la propriété. Quand Gauguin a peint les murs de la salle à manger de l'auberge du Pouldu, il avait bien sûr besoin de l'autorisation de sa propriétaire. Et cette problématique se trouve évidemment au coeur du street art.

Parfois, l'art de la rue se fait en accord avec les gens, parfois non. L'art de la rue est dans la rue qui appartient à tout le monde, mais souvent sur des espaces privés : maisons, boutiques ... Et quand il se trouve sur des bâtiments publics, la problématique reste la même.


Mais comment un morceau de salle à manger se retrouve-t-il dans un musée ? Que faut-il faire pour faire d'un mur un bout de tableau ?

Il faut le casser ! Cela ouvre la réflexion à l'institutionnalisation du street art, à la notion de vente, de marché de l'art, mais aussi au côté éphémère de ces oeuvres ...


Pour cette oeuvre, c'est Marie-Henri elle-même qui a détruit les murs de sa maison pour les vendre. Qui donc est le propriétaire de l'oeuvre ? L'artiste ou le propriétaire de la maison ? On sait que Gauguin intenta un procès à Maris Henri pour récupérer une partie de ses oeuvres qu'il avait laissées en dépôt à l'aubergiste, mais il perdit.


Enfin, je voulais aussi que les enfants comprennent l'intérêt qu'il y a à peindre sur un mur et non sur une toile. Il s'agit évidemment de la taille de la surface de création, mais également du public que vous touchez, forcément plus nombreux.


Rue Joubert (Angers), Jacques Villeglé, 1957

(Photo. Musée des Beaux-Arts de Quimper)

Devant l'oeuvre de Villeglé, on parle de la publicité, des affiches, qui parsèment l'espace public partout en ville.

Ces affiches ont été arrachées rue Joubert à Angers et marouflées sur toile par l'artiste.

Au départ, le travail de Villeglé n'est pas compris du public. Il a donc écrit un livre pour expliquer sa démarche.

Ce lien entre l'oeuvre physique et les textes expliquant la démarche de l'artiste est intrinsèque à l'art contemporain. Il n'échappe pas au street art.

Dans le rue, si l'on s'arrête devant les graff ou les tags et que l'on prend le temps de taper sur un moteur de recherche les mots qui apparaissent sur le mur et le lieu précis où l'on a trouvé l'oeuvre, on tombe sur une foule d'explications, de sites internet nourris souvent par les artistes eux-mêmes ou par des fans. Les artistes de street art sont pour la plupart toujours vivants et ont besoin d'expliquer leur geste.


L'oeuvre de Villeglé permet également de réfléchir sur les notions de "morosité" et de "grisaille" souvent associées aux villes.

Quand je demande aux élèves quelle est la couleur de la ville de Brest par exemple, ils me répondent systématiquement "gris".

Souvent la ville, dans l'esprit des gens, est associée au gris, à la pollution, à la monotonie.

L'oeuvre de Villeglé va complètement à l'encontre de ces clichés.

La couleur est partout dans la ville, et c'est ce que le street art démontre.

Le street art, c'est aussi amener à regarder sa ville autrement. On amène de la fantaisie, de la poésie au sein d'un espace qui semble un peu désert, un peu triste.


Ils ont rasé mon cimetière, Norbert Nussle, 1989

(Photo. Musée des Beaux-Arts de Quimper)


Avec l'oeuvre de Norbert Nussle, la rue est physiquement dans le musée.

Nussle avait gardé le souvenir bucolique d'un petit village qu'il appréciait. Quand il y est retourné quelques années plus tard, à la place du petit cimetière au charme d'autan se trouvait ... un parking !

Le parking, quand on est citadin, c'est tout ce que l'on déteste, la pollution, le bruit, un espace où l'on ne se balade pas.

Pour faire son tableau, il a ramassé sur place les déchets qu'il a trouvés : mégots de cigarette, morceaux d'affiches, de terre couleur cendre ... et les a assemblés pour réaliser cette composition.


Ces trois premières oeuvres me permettaient d'introduire celle d'Ernest Pignon-Ernest, point de départ de cet immense projet.


Étude pour Les portes de Demeter, Ernest Pignon-Ernest

(Photo. Musée des Beaux-Arts de Quimper)


L'oeuvre de Pignon-Ernest étant une oeuvre de street art, on peut légitimement se demander ce qu'elle fait dans un musée !

Il s'agit en fait d'une étude à l'aquarelle pour une oeuvre réalisée grandeur-nature sur les murs de la ville de Naples.


Sur cette étude, on voit deux genoux, une draperie, des cuisses puissantes de femme... et pas de tête ! Le nom de cette femme, c'est Demeter, la déesse romaine de l'agriculture. Liée à la notion de fécondité, de fertilité, on comprend que l'artiste ait choisi de resserrer son cadre sur ses cuisses, et particulièrement sur son sexe. Comme pour les Vénus préhistoriques.

Photographie montrant l'oeuvre d'Ernest Pignon-Ernest in situ à Naples

La photographie qui montre l'oeuvre encollée sur un mur de Naples n'est pas une simple pris de vue. Il y a tout une mise en scène autour, avec la petite voiture blanche, le filtre orangé, un morceau de tag rouge ... etc

La photographie de l'oeuvre devient elle-même une oeuvre.


Pour faire passer une oeuvre de street art de l'espace public qu'est la rue à l'espace privé ou semi-privé qu'est le musée, on ne peut pas toujours arracher le mur.

On voit que l'étude d'une oeuvre peut devenir elle-même objet de musée, que les photographies de l'oeuvre peuvent elles-mêmes être des oeuvres d'art.

L'idée de produits dérivés dans le street art est ainsi très importante : photographies, T-shirt, tote bags ... c'est un moyen d'emporter l'oeuvre avec soi.

Cela permet aussi d'évoquer la notion d'argent, et la manière dont les artistes de street art peuvent gagner leur vie, un aspect qui n'est pas négligeable.


Un enfant évoque l'oeuvre de Banxsi, mise en enchères, adjugée à un prix très élevé, et ensuite déchiquetée sous les yeux du public. Dans la vidéo réalisée par l'organisation de l'artiste, on voit des gens avant la vente qui boivent du champagne, qui mangent des petits fours...

C'est évidemment une façon de se moquer d'eux parce que le street art, tout le monde peut en profiter, c'est l'essence même de cette forme d'expression. Mais, comme d'habitude, on cherche à vendre, ce qui au départ, appartient à tous.

En même temps, je lui explique que, pour avoir un peu travaillé dans ce milieu, on ne vend jamais une oeuvre sans l'avoir décadrée avant ! La maison de vente était donc sûrement au courant ! C'est une façon, pour l'artiste de faire le buzz et de vendre peut-être encore plus cher la prochaine fois...


La statue du Docteur Laennec,

à côté de la cathédrale Saint-Corentin, Quimper

(Photo. Gabrielle Lesage)

En sortant du musée, on tombe directement sur la statue du célèbre docteur Laënnec, inventeur du stéthoscope et natif de Quimper, parfaite pour faire le lien entre l’art dans le musée et l’art dans la rue.


Les élèves doutant sur le fait qu’il s’agisse d’art, je leur demande pourquoi. « Parce que ça n’est pas interdit ».


Le street art s’arrête-t-il d’être de l’art quand il est autorisé par une institution, une commande publique ou privée avec autorisation ?


L’auteur de la sculpture du docteur Laënnec est pourtant considéré comme un artiste à son époque, et plutôt reconnu ! C’est aussi lui qui a réalisé la statue de la Bonne Mère à Marseille.


Du point de vue des élèves, quand un artiste de street art passe de l’anonymat à la notoriété, de l’interdit à l’autorisé, il devient moins intéressant.

On peut aussi considérer que son message est finalement passé dans les mœurs de la société et que c’est un point positif.


Pour les élèves, l’image de l’artiste est encore celle de l’artiste maudit, véhiculée par le XIXe siècle, en marge de la société, incompris et pauvre. Est-ce vraiment ce que l’on peut souhaiter à tout créateur ? Pour eux, passer du côté institutionnel et commercial, c’est un peu perdre son âme, mais cela permet également plus de moyens (financiers et matériels la plupart de temps) pour faire passer ses messages.


Avec la sculpture du Dr Laënnec, les élèves se rendent compte des moyens techniques mis à disposition de l'artiste : la taille monumentale, le socle, les boulons, la plaque gravée et donc solide et durable dans le temps… sont autant d’éléments en opposition avec le côté éphémère du street art clandestin.


Façade de la boutique "Les Macarons de Philomène"

rue Kéréon, Quimper

(Photo. Gabrielle Lesage)